Bonjour ☕
Les idées façonnent les réalités politiques et sociales. En comprendre les origines, contextes, orientations, influences est primordial. Et ça l'est d'autant plus qu'en France, notamment, les laboratoires d'idées peinent à se faire entendre face à des "éditorialistes".
Plus largement, cependant, les think tanks ont un rôle significatif dans la fabrique de la loi au niveau européen : ce sont des lieux de rencontres et d'échanges où se côtoient des décideurs, des parties prenantes (la façon polie de dire "lobbyistes"), des praticiens (par ex., experts du privé, avocats) et des chercheurs. Ce n'est pas un endroit facile à comprendre si on n'y a jamais mis les pieds, et c'est encore moins évident si on a du mal avec le caractère feutré de la "bulle" (le surnom de cet ensemble difficilement qualifiable de gens impliqués dans l'élaboration des politiques publiques européennes à Bruxelles).
Alors, comme je l'avais annoncé dans l'édition spéciale de janvier, voici la nouvelle rubrique de La tech est politique qui explore et décrypte les positions des think tanks : Regards croisés et pensées d'influence. Cette rubrique vous invite à explorer les analyses et les recommandations des principaux laboratoires d'idées européens. Je ne serai pas toujours d'accord (ou à l'aise) avec les recommandations et orientations, mais on avance lorsqu'on se frotte à des idées qui nous interpellent.
Le fonctionnement est simple : chaque mois, je sélectionne 3-5 réflexions clés et les analyse sous un angle critique, mettant en lumière les explorations et questionnements de ces voix influentes.
Alors, sans plus attendre, explorons 🎈
💌 Des questions, un commentaire ou des secrets à partager ? hello@tech-est-politique.eu
Cette édition compte 2 319 mots, soit 12 minutes de temps de lecture.
Comment construire des capacités cyber dans un monde fragmenté ?
L'écosystème international du renforcement des capacités cyber est en proie à une fragmentation idéologique et opérationnelle. Celle-ci nuit à son efficacité. Comment gérer cette fragmentation ? Quel devrait être le rôle de l'UE dans ce contexte ?
Qui est derrière cette réflexion. Le rapport est publié par l'EUISS (EU Institute for Security Studies), une agence autonome de l'UE. Son objectif est de promouvoir une culture de sécurité européenne commune, de contribuer à développer et à faire connaître la politique étrangère et de sécurité commune et d'enrichir le débat stratégique européen. Parmi les auteurs du rapport, on trouve Patryk Pawlak, l'ancien directeur du bureau bruxellois de l'EUISS qui est depuis chercheur indépendant.
Pourquoi c'est important. Le renforcement des capacités cyber est considéré comme un mécanisme clé de la coopération internationale, qui aide les pays à développer leur cyber-résilience et favorise les partenariats sur les questions liées à la cybersécurité. Toutefois, s'il existe un large consensus mondial sur la nécessité d'une coopération et d'un développement capacitaire, il n'existe pas d'approche unifiée de l'intensification, de la coordination et de l'amélioration de l'efficience et de l'efficacité de ces efforts. Avec la fragmentation et le creusement de fossés entre régions plutôt alignées, comprendre comment se positionner dans l'écosystème de coopération en matière de cybersécurité et naviguer son évolution est d'autant plus complexe et urgent.
Ce qu'on devrait faire. Le rapport propose plusieurs stratégies pour gérer cette fragmentation ; deux se détachent de par leur réalisme et faisabilité : la désescalade et la professionnalisation. La désescalade consiste à favoriser la convergence idéologique et à mettre en œuvre des mesures de confiance. La professionnalisation se concentre sur l'amélioration de l'efficience et de l'efficacité des activités capacitaires par le biais de processus technocratiques et d'un engagement multipartite.
Implication politique. La diplomatie numérique a de beaux jours devant elle 😇 Le rapport précaunise une batterie d'initiatives de renforcement de la coopération, aussi bien par le truchement des Nations unies (retenez le sigle OEWG) que via des mécanismes régionaux et nationaux et avec une implication renforcée d'acteurs non-gouvernementaux.
✅Si vous êtes au FIC à Lille (1-3 avril 2025), rejoignez-moi à la table ronde sur la désescalade le 2 avril, 11h15-12h15, salle 3.1 (Lille Grand Palais).
Quel rôle pour l'Europe dans la course à l'espace ?
L'évolution du secteur spatial européen et la manière dont il est lié aux opportunités économiques et aux défis géopolitiques est un sujet passionnant. C'est aussi un sujet à l'ordre du jour du programme de travail de la Commission, avec une proposition pour un EU Space Act (revoir le dossier 💎 et le planning annoncé).
Qui est derrière cette réflexion. Le podcast The Sound of Economics du think tank Bruegel qui accueille Ludwig Müller, le director de l'Institut européen de politique spatiale (European Space Policy Institute ou ESPI), et Rainhill Dwellers, expert de Bruegel qui publie prochainement une brief de recommandations sur le volet économique de l'Europe spatiale. Même si l'ESPI a été créé conjointement par l'Agence spatiale européenne et l'Agence spatiale autrichienne, son fonctionnement en est indépendant.
Pourquoi c'est important. Si l'espace était traditionnellement le domaine de l'exploration et de la défense menées par les États (avec des acteurs dominants tels que les États-Unis et la Russie), l'industrie a radicalement changé. Aujourd'hui, l'économie spatiale est de plus en plus façonnée par des entreprises commerciales, avec des startups et des entreprises établies qui développent de nouvelles applications, en particulier dans le domaine des communications par satellite. Des entreprises commerciales telles que SpaceX ont redéfini l'industrie en opérant sur l'ensemble de la chaîne de valeur (du lancement à l'exploitation des satellites), un modèle que l'Europe n'a pas encore totalement reproduit, aussi parce que l'Europe est confrontée à des difficultés dues à la fragmentation du financement public et à un marché du capital-risque moins vigoureux.
Ce qu'on devrait faire. Une approche plus cohérente et systémique est recommandée, où les partenariats public-privé sont stimulés au-delà d'une "simple" augmentation des financements pour remanier en profondeur les pratiques de passation des marchés. Il est aussi question de créer une agence axée sur l'innovation technologique précoce et à double usage, semblable à la DARPA américaine. Enfin, une meilleure coordination entre les institutions européennes et nationales permettrait de rationaliser les investissements, de soutenir l'Union des marchés de capitaux et de garantir l’intégration des technologies spatiales dans des secteurs économiques plus vastes.
Implication politique. L'espace ne doit plus être considéré comme une niche ou un domaine isolé mais doit être repositionné comme une plateforme technologique qui sous-tend tout, de la surveillance du changement climatique aux services de connectivité avancés. Ce changement de braquet nécessitera des réformes politiques audacieuses, des stratégies de financement et d'approvisionnement plus intégrées et une nouvelle réflexion sur la manière dont les technos spatiales peuvent servir divers objectifs économiques et stratégiques dans les décennies à venir.
EuroStack : une autonomie stratégique numérique est nécessaire, voici comment la construire
Vous avez probablement vu fleurir des billets de blog et autres liens pointés en commentaire dans des échanges sur les réseaux sociaux parlant d' "EuroStack". Et vous avez probablement lu l'appel de 95+ organisations européennes pour un engagement urgent et solide de l'UE dans la construction d'un socle numérique européen qui nous permet d'être moins dépendants des fournisseurs d'infrastructures et services numériques extra-européens. Mais qu'est-ce qu'EuroStack ?
Qui est derrière cette réflexion. Le groupe derrière la notion d'EuroStack - et la plateforme de stratégies qui en découle - est hétéroclite. On y retrouve des chercheurs dans divers think tanks européens (Bertelsmann Stiftung, CEPS, etc.), d'associations professionnelles (Digital SME), de MEP (Alexandra Geese - Greens/EFA ou Axel Voss - EPP) ou encore de fondations soutenant des produits et services numériques indépendants (Meredith Whittaker de Signal). La plateforme structurant les propositions est co-construite avec les contributions de dizaines d'expert-es du monde entier.
Pourquoi c'est important. La construction d'une autonomie stratégique dans des secteurs clés est un impératif urgent reconnu dans toute l'Europe, rappelé de façon particulièrement impolie et révanchiste par le vice-président JD Vance lors du Sommet pour l'IA à Paris et lors de la Conférence pour la sécurité à Munich. L'Europe doit donc reprendre l'initiative et devenir plus indépendante sur le plan technologique à tous les niveaux de son infrastructure numérique essentielle : logique (applications, plateformes, médias, cadres et modèles d'IA) et physique (puces, stockage et connectivité). Les multiples dépendances actuelles de l'Europe créent des risques de fiabilité, compromettent la sécurité européenne et nuisent à notre croissance.
Ce qu'on devrait faire. La plateforme, que personnellement je trouve un bijou de réflexion et de data visualisation, est complète et accessible intellectuellement. Elle présente une cartographie de la chaîne de valeur complète et des dépendances à chaque maillon, puis reconstruit un socle technologique en reprenant chaque élément et en cartographiant ses principaux acteurs européens. Il y a ainsi une approche structurée à la fois en écosystème de complémentarités qu'en voie politique. De nombreux acteurs, certains reprenant le mot EuroStack, d'autres non, proposent déjà des listes d'alternatives européennes aux infrastructures logiques et physiques extra-européennes. Alors, on ne peut plus dire qu'on ne savait pas 😇
Implication politique. Les législateurs européens et nationaux ne peuvent plus éviter l'impératif de politiques publiques audacieuses qui stimulent les acteurs européens ("Buy European") respectant les standards européens et soutenant les champions européens via un Fond numérique souverain.
✅Si vous vous demandez comment participer et être davantage impliqué dans la construction d'un socle numérique européen, parlons-en.
Votre organisation, qu'il s'agisse d'une entreprise ou d'une ONG, doit-elle s'engager auprès de groupes politiques radicaux ?
J'avoue que c'est une question que je me suis déjà posée par le passé, par ex. lorsque Thierry Mariani (RN) était parmi les rapporteurs de ce qui est aujourd'hui la Directive NIS2. La question se repose avec force alors que Sarah Khafo (Reconquête) a été rapporteure d'un document de travail sur la "souveraineté numérique européenne" au Parlement européen. Alors que les acteurs du privé et la société civile s'efforcent de naviguer dans un nouveau paysage politique dominé par des représentants radicaux, principalement d'extrême droite, cette question devient prégnante. Comment prendre des décisions éclairées et comment équilibrer les risques et les opportunités découlant d'un tel engagement ?
Qui est derrière cette réflexion. Le brief est élaboré par Alberto Alemanno, co-fondateur de The Good Lobby et enseignant à HEC, et Marco Giufrè, spécialiste de la communication d'influence à The Good Lobby.
Pourquoi c'est important. Une grande partie de la société civile a historiquement refusé de s'engager avec l'extrême droite en raison de valeurs incompatibles, d'une part, et du rôle précédemment marginal ou limité de ces partis, d'autre part. Cette deuxième raison vaut aussi pour les représentants d'intérêts d'acteurs privés, d'autant plus en matière de numérique : la tech n'a jamais vraiment intéressé l'extrême droite. Et pourtant, le maintien de cet évitement peut s'avérer intenable dans le cycle politique 2024-2029 qui voit 24 États membres de l'UE avec l'extrême droite au parlement, 10 d'entre eux avec l'extrême droite au gouvernement et 4 d'entre eux avec un-e chef-fe de gouvernement d'extrême droite. Comme je mentionnais le Parlement européen plus haut, les organes de l'UE sont également concernés : des représentants de l'extrême droite ont la présidence de commissions parlementaires, siègent au Collège des commissaires, et les représentants nationaux de l'extrême droite font partie des gouvernements siégeant au Conseil de l'UE.
Ce qu'on devrait faire. L'article propose un cadre analytique en deux étapes. La première étape est de se poser la question de l'influence réelle que représente l'extrême droite dans le domaine d'activité concerné et de la compatibilité de ses représentants avec avec les principes démocratiques européens et les droits humains. Seulement si l'engagement est inévitable, passer à l'étape 2 de définition des règles internes sur les conditions d'engagement et une évaluations des impacts (réputationnels, interaction avec des acteurs plus influents, etc.) en continu.
Implication politique. Les affaires publiques et les approches à adopter deviennent encore plus mouvantes et complexes à décrypter. On doit redoubler de vigilance pour éviter la crédibilisation d'acteurs dont la posture idéologique est toxique pour ce qu'on essaie de construire (par ex., un glissement déjà engagé, notamment en France, de l' "autonomie stratégique" au souverainisme) et pour maintenir un "cordon sanitaire" solide. Même si le sujet (m')est particulièrement inconfortable, il s'agit d'un débat et d'une réflexion qu'on doit avoir, de préférence sans se traiter de noms d'oiseaux.
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- une analyse des propositions stratégiques européennes sur la sécurité des câbles sous-marins et un approfondissement sur ce qu'il se passe avec le Code de bonnes pratiques sur les modèles GPAI ;
- une analyse complète avec recommandations suite à la mise à mal du cadre de transfer de données à caractère personnel entre l'UE et les US (le DPF);
🗣️ D'après l'un de nos abonné-es 💎, cette analyse des implications du DPF est "la seule qui clarifie sans psychodrames et sans chercher à vendre des solutions alternatives bancales".
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