👓 Souveraineté technologique et avenir numérique Made in Deutschland
La tech est politique
La tech est politique permet aux décideurs et entrepreneurs de comprendre et anticiper l’impact du réglementaire européen sur le numérique. Analysée et écrite avec ❤ et ☕ par Rayna Stamboliyska. Essayez gratuitement 👇 (validez l'inscription via le mail de confirmation)
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La tech est politique
L'Europe du numérique pour décideur pressé
Bon début de semaine ☕
Cette édition de La tech est politique explore l’Europe en mouvement :
la réécriture complète du rapport d’initiative sur la souveraineté technologique au Parlement européen ; et
la création du ministère allemand du Numérique.
J’ai décidé de vous en parler pour deux raisons. À Strasbourg, quatre groupes politiques transforment un texte minimaliste en feuille de route ambitieuse en montrant aussi une dynamique de (re)composition d’équilibres dans l’actuel Parlement.
À Berlin, la centralisation des compétences sur le numérique visent à dépasser les lourdeurs fédérales et montrent des accointances avec une ligne jusque-là tenue beaucoup par la France : la souveraineté technologique.
Ces initiatives révèlent une même urgence : construire une autonomie technologique ouverte, combinant réduction des dépendances et coopération internationale. L’enjeu dépasse le réglementaire : il s’agit de faire du numérique un bien public, contrôlé démocratiquement, tout en stimulant l’innovation.
Pourquoi en parler ? Parce qu’on - nous, les Européen-nes - teste ici un modèle inédit, ni isolationniste ni naïvement libéral, qui pourrait redéfinir le rôle géopolitique de l’UE. La réussite allemande en matière de coordination fédérale et le consensus transpartisan européen seront de bons indicateurs pour l’équilibre futur entre souveraineté et mondialisation.
Cette édition compte 1 673 mots, soit 9 minutes de temps de lecture.
Les imaginaires importent énormément, surtout quand on construit l'avenir.
La patate chaude : le Parlement se positionne sur la souveraineté technologique
L’enjeu. La souveraineté technologique européenne est devenue un sujet brûlant. Fin 2024, la commission ITRE du Parlement européen a confié à Sarah Knafo, eurodéputée ouvertement hostile à l’UE, le soin de rédiger un rapport sur ce thème stratégique. Son projet, rendu en février 2025, était si insuffisant que quatre groupes parlementaires ont préparé un “contre-rapport” qui le remplace intégralement.
Ce qui change. Le texte initial de Mme Knafo était superficiel et franco-centré. Le compromis parlementaire (PPE, S&D, Verts/ALE, Renew) transforme ce brouillon en un document structuré qui reflète une évolution profonde de la vision de la stratégie numérique européenne.
Une nouvelle vision de la souveraineté technologique. Le brouillon Knafo définissait la souveraineté technologique comme “la capacité à maîtriser les technologies stratégiques nécessaires à notre indépendance”. Le compromis élargit cette vision : “construire des capacités et de la résilience en réduisant les dépendances stratégiques tout en préservant l’ouverture européenne”.
Le message est clair : l’Europe ne veut pas s’isoler mais développer une “autonomie stratégique ouverte” - réduire les dépendances critiques sans fermer ses marchés.
L’Infrastructure publique numérique.Le compromis introduit l’Infrastructure publique numérique : une “couche de base” comprenant semi-conducteurs, connectivité, cloud, logiciels et IA. Cette infrastructure garantirait la souveraineté tout en préservant la concurrence.
Contrairement au modèle de Mme Knafo (générique, libéral et peu interventionniste), cette approche privilégie les standards ouverts et l’interopérabilité, avec un financement dédié.
Un périmètre technologique exhaustif. Mme Knafo mentionnait IA, cloud, cybersécurité, semi-conducteurs et 5G. Le compromis couvre tous les maillons de l’infrastructure numérique :
Calcul (supercalculateurs, IA, centres de données)
Technologies quantiques et cryptographie post-quantique
Des actes législatifs concrets.Là où Mme Knafo proposait des recommandations vagues, le compromis propose ou soutient de nouveaux cadres :
Digital Public Infrastructure Act (nouvelle demande) ;
Digital Networks Act (en préparation, attendu pour la fin 2025) ;
Cloud and AI Development Act (en préparation, attendu début 2026) ;
Quantum Act (en préparation, attendu sous peu).
Ces propositions s’accompagnent d’un cadre financier détaillé, avec des enveloppes dédiées dans le prochain budget européen et une articulation avec les fonds existants (Horizon Europe, Digital Europe, etc.).
Au-delà de la régulation.Le rapport initial se concentrait sur la déréglementation avec le principe à la Trump “One-In, Two-Out” (supprimer deux règles pour chaque nouvelle règle). Le compromis modère cette approche et développe une vision complète :
Formation, attraction et rétention de talents ;
La recherche et l’innovation avec une facilitation des passerelles vers la commercialisation ;
La durabilité énergétique (neutralité carbone des centres de données d’ici 2030) ;
La standardisation et la promotion internationale des normes européennes ;
Des partenariats internationaux via des accords commerciaux.
Pourquoi c’est important. Ces rapports d’initiative (INI) permettent au Parlement de façonner les priorités législatives. Ils demandent à la Commission de soumettre des propositions concrètes et ont historiquement influencé de nombreuses réglementations européennes.
L’enjeu politique. Cette réécriture révèle deux dynamiques. D’abord, les quatre groupes pro-européens maintiennent un “cordon sanitaire” face aux eurosceptiques en reprenant totalement le travail de Mme Knafo. Ensuite, ils affichent un consensus sur le numérique, du RGPD aux semi-conducteurs en passant par la cybersécurité.
Le compromis transforme une vision partielle et franco-centrée en document exhaustif reposant sur une base légale solide. Il structure de façon cohérente le continuum infrastructures-usages.
Entre les lignes. Cette récriture reflète un consensus parlementaire large autour d’une souveraineté technologique “ouverte” : l’autonomie européenne ne s’oppose pas à la coopération internationale mais vise à renforcer la position européenne par des investissements ciblés.
L’Europe passe d’une simple défense contre les géants technologiques étrangers à l’ambition positive de construire un écosystème numérique aligné sur ses valeurs, avec une base industrielle solide et des infrastructures contrôlées démocratiquement.
Ce compromis à quatre groupes est inédit. Il montre que la souveraineté technologique devient un principe organisateur central de la politique européenne, soutenu par un consensus politique large.
Et maintenant ?Vote en commission ITRE le 3 juin (464 amendements déposés au rapport Knafo), puis en plénière début juillet. Vu le consensus des quatre groupes, le “contre-rapport” devrait être adopté, remplaçant intégralement le texte initial. Cf. la procédure complète.
En approche : le Code de bonnes pratiques en matière d’IA à usage général (GPAI)
De quoi s’agit-il. La création du Ministère fédéral du Numérique et de la Modernisation de l’État (BMDS) en mai 2025 constitue une reconfiguration institutionnelle majeure de la gouvernance allemande du numérique. La nomination de Karsten Wildberger en tant que ministre du numérique consolide des compétences auparavant réparties entre six ministères, répondant aux défis persistants de coordination dans la mise en œuvre des politiques publiques.
Pourquoi c’est important. Cette consolidation répond aux échecs de coordination qui ont caractérisé la politique numérique allemande lesquels ont aussi nui au positionnement concurrentiel allemand. L’accord de coalition CDU/CSU-SPD présidant au nouveau gouvernement allemand reconnaît la politique numérique comme une compétence centrale nécessitant des capacités institutionnelles dédiées.
Architecture institutionnelle et mandat ministériel. Le BMDS consolide plusieurs fonctions critiques : stratégie de transformation numérique, coordination des politiques de données, mise en œuvre de l’IA, promotion de l’infrastructure haut débit, supervision de la cybersécurité, et développement de plateformes interopérables. Le Ministère contrôle également l’approbation des marchés IT fédéraux, centralisant un processus historiquement dispersé et inefficace.
Le mandat englobe l’infrastructure d’identité numérique, les comptes citoyens, la numérisation complète des services et la coordination renforcée avec les Länder sur les infrastructures critiques. Cette portée reflète que la transformation numérique efficace exige des approches intégrées couvrant infrastructure technique, cadres réglementaires et mécanismes de prestation.
Profil de leadership et approche de mise en œuvre. La nomination de Karsten Wildberger privilégie l’expertise opérationnelle sur les références politiques traditionnelles. Son parcours — physicien, ancien directeur chez E.ON (50 millions de clients), Vodafone, T-Mobile et ex-PDG Ceconomy (1 000+ magasins MediaMarkt/Saturn en Europe) — apporte une expérience significative de transformation numérique à grande échelle.
Cette expérience du secteur privé offre avantages et contraintes potentielles. Wildberger maîtrise la gestion d’opérations numériques complexes et l’efficacité commerciale. Mais la transformation dans le public opère avec des contraintes différentes : exigences réglementaires, responsabilité politique, coordination fédérale-Land et obligations de service public distinctes des environnements commerciaux. Plus pragmatiquement, les tensions entre souveraineté affichée et partenariats stratégiques des industriels allemands avec AWS/Microsoft feront rapidement surface pour complexifier les efforts.
Priorités stratégiques et cadre politique. Voici quelques éléments :
Développement de l’IA. La coalition positionne l’IA comme élément central de la stratégie technologique, avec des allocations budgétaires non spécifiées qui pourraient contraindre les ambitions. La commission d’experts prévue sur “Concurrence et IA” reflète la tension entre développement de l’IA et politique de concurrence, notamment les risques de concentration du marché.
Souveraineté numérique. Les initiatives de souveraineté numérique visent à réduire la dépendance aux fournisseurs non européens via le projet “German Stack”. Il s’agit de développement de logiciels et environnements cloud dédiés pour l’usage du public pour construire l’autonomie technologique dans les fonctions critiques. S’y ajoute un engagement vers les alternatives open source et les standards ouverts.
Cybersécurité et protection des infrastructures critiques. La stratégie de cybersécurité de la coalition intègre la mise en œuvre de la directive NIS2 et du Cyber Resilience Act avec le renforcement des capacités institutionnelles par l'expansion du BSI (”l’ANSSI allemande”). La désignation du BSI comme autorité de coordination centrale entre le niveau fédéral et les Länder répond aux défis persistants de coordination dans la gouvernance de cybersécurité allemande. L’établissement du Conseil de sécurité nationale, du centre de crise de la Chancellerie et du personnel de crise nationale élargi indique que la cybersécurité nécessite une coordination intergouvernementale plutôt que des approches sectorielles. Les nouvelles directives BSI restreignant les composants d’infrastructure critique aux “pays dignes de confiance” représentent un changement politique significatif vers des critères d’approvisionnement technologique basés sur la sécurité.
Ce ne sera pas un long fleuve tranquille. Le défi principal réside dans la transformation de la culture institutionnelle et des pratiques opérationnelles à travers les structures fédérales allemandes. Le développement de l’infrastructure technique ne représente qu’un composant de la transformation numérique complète qui nécessite une coordination soutenue, une allocation de ressources adéquate et une continuité politique à travers les cycles électoraux. Les difficultés, essais et erreurs de cette transformation permettront à d’autres pays européens d’aborder le numérique comme un secteur d’activité pouvant bénéficier d’une assise institutionnelle dédiée.
Le chiffre qui compte
↓
2
fois déjà que l’idée de créer un “28e régime” a été proposée par la Commission : une fois en 2004, une autre fois en 2011. Sans succès, faute de volonté politique des États membres (notamment l’Allemagne en 2011). Le dispositif a connu un regain d’intérêt à la faveur des rapports Letta et Draghi ; la Commission a inclus le projet dans son programme de travail. Une proposition en la matière est attendue pour le troisième trimestre de cette année.
Si le sujet défraie désormais régulièrement la chronique, ses contours restent flous. Quelle que soit la proposition, les États membres et le Parlement devront être convaincus ; si le calendrier est maintenu, la Présidence danoise de l’UE mènera la coordination côté États. Et on verra comment se (re)composeront les équilibres au Parlement.
Voyager, c'est vivre
La mairie de Mechelen/Malines. Photo par Paul Hermans sur Wikimedia Commons, CC-by-SA 3.0
Fin avril, j’étais invitée à faire une keynote à la Cyber Resilience Conference à Mechelen/Malines, en Belgique néerlandophone. C’était la première fois que je me rendais dans la région. Comme je suis arrivée la veille et qu’il faisait beau, j’en ai profité pour découvrir la ville.
J’ai par ex. appris que, dans beaucoup de villes flamandes, les habitants d’une commune ont des sobriquets. Celui dont on affuble les Malinois est Maneblussers ou les éteigneurs de Lune. L’histoire raconte qu’une nuit de janvier 1687, un monsieur sortait d’un cabaret après une soirée festive. Il a commencé à rameuter les habitants des environs les appelant à aller chercher de l’eau car la Cathédrale St-Rombout/St-Rombaut était en flammes. Mais quand les gens ont commencé à accourir avec des seaux pleins d’eau, ils se sont rendus compte qu’il s’agissait d’une illusion : les reflets orangés étaient ceux de… la Lune. Le sobriquet est resté.
Oh, et si vous voulez un goûter, prenez le gouda affiné ; il est servi avec… de la moutarde.
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La tech est politique est faite avec amour et café par RS Strategy, le seul cabinet où l'expertise opérationnelle du numérique et de la cybersécurité rencontre la fabrique de la loi au niveau européen. Comme vous le savez peut-être déjà, cette veille est un aperçu de ce que nous voyons au quotidien. Notre rôle est de vous accompagner dans les décisions, les projets et la stratégie de votre développement dans un monde numérique. Ça vous intéresse ?
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